Stockholm, le 22 Mai 1998
Cher Paul,
Depuis longtemps, je voudrais t’écrire à propos de ton livre “Le Défi Kurde”. Je t’ai déjà expliqué l’aventure de ma précédente lettre (que tu n’a jamais reçue). Je dois donc réécrire la lettre en français ! exercice pas très facile pour moi.
Je suis content que tu as écrit ce livre qui est une source d’information très utile pour ceux qui veulent connaître la question des Kurdes et leur mouvement national au cours des deux dernières décennies.
J’estime que ton analyse de l’histoire de ce mouvement compliqué, qui comprend tant de courants politiques différents, est très intéressante. J’admire pleinement ta sympathie envers notre peuple.
En tant que kurde, j’apprécie également ton analyse de la situation politique, des courants d’idées et l’étude des différentes organisations politiques du Kurdistan. Cette façon d’étudier la question kurde est novatrice, même pour la plupart des intellectuels kurde de la diaspora.
Comme promis, et sur tes conseils, j’ai déjà exprimé mes points de vue sur le contenu de ton livre en kurde. Mon article sur Le Défi Kurde est déjà paru dans le numéro 19 du magazine kurde Gzing (Journal of Kurdish Politics and Culture) d’avril 1998.
Avant de passer au contenu de ton livre et confondre l’information à la vérité, j’aimerais te dire qu’à plusieurs reprises, au cours des débats et des discussions avec les Kurdes à Stockholm, j’ai utilisé le contenu de ton livre, en citant bien entendu le livre et son auteur, et en exprimant toute mon admiration.
Voici mes points de vue sur quelques passages du livre:
Page 34 « … un mois après son entrée au Kurdistan, leur chef, Ibrahim Azou, est capturé en Turquie et exécuté avec plusieurs pechmergas… » Mais on n’apprends pas qui était à l’origine de ces exécutions.
Je crois que ces informations concernant le Kurdistan irakien – tout comme tant d’autres- sont fournies par le PDK d’Irak… Selon l’un des fondateurs de l’UPK, Noshirwan Mustafa Amin (que tu cites sous le nom “Nour Shirouane” ), dans les pages 121-122 de son livre (en kurde) publié à Berlin et dont le titre est : From the Danaube Shore to the Nawzang Valley – political events in Iraqi Kurdistan from 1975 to 1978, :” … ces personnes (Ibrahim Azou et ses pechmergas) ont été désarmées dans le village de Niroua et livrées aux responsable du PDK et … sans qu’on prête attention aux lettres de M Talebani adressées aux dirigeants du PDK ou aux efforts de médiation des leaders de DDKD, elles ont été exécutées…“
Page 42 :”… Au printemps 1978 Jalal Talabani envoie plusieurs centaines de pechmergas, placés sous les ordres d’Ali Askari et du docteur Khaled pour « nettoyer le Badinan » et chercher des armes en Syrie…”. Dans ce même livre (From the Danaube Shore to the Nawzang Valley), on peut lire l’histoire très détaillée des événements du Hakkari et elle ne ressemble pas au récit du “Défi kurde”!
Page 153 : les membres de Comité Révolutionnaire ne sont pas ceux cités dans le livre. Selon Saïd Kawa (Kuestani) dont Les mémoires (Awirêk en kurde) est paru en Suède, ils s’agit de: 1 – Esmail Sharifzadeh, 2 – Mala Ahmad Chalmachi (Awara), 3 – Sannar Mamadi, 4 – Mohammad-Amin Seraji (Rowand), 5 – Mala Abdullah Abdullahi, 6 – Salar Haidari, 7 – Saïd Kawa. À part Mala Abdullah Abdullahi qui habite en Allemagne, Mamadi, Seraji, Haidari et Kawa habitent tous en Suède. D’autre part, il n’y a aucune confirmation quant au voyage en Europe de Soleiman Moïni, écrit en page 153!
Page 164 : les noms des membres de la délégation kurde ne sont pas exacts! Saleh Mukhtari n’existe pas; c’est Salaheddin Mohtadi! Et le membre du Komala est une personnalité très connue des Kurdes et des Iraniens : il s’agit de Fouad Moustafa-Soltani, ancien prisonnier politique sous le régime du Chah et l’un des fondateurs du Komala. Habile négociateur, il présidait la délégation kurde de la ville de Mariwan dans les négociations avec Moustafa Tchamran, chef de la délégation gouvernementale (suite aux événements de juillet 1979, lorsque la population avait quitté la ville en signe de protestation contre la présence des Pasdaran ayant tiré sur la foule au cours d’une manifestation). Fouad fut tué au cours d’un affrontement avec les unités de Pasdaran sur la route de Saghez-Mariwan fin Août 1979. Quelques heures après, la nouvelle de sa disparition fit la une des radios et des titres de la presse.
Page 169 : la manifestation entre Sanandaj et Mariwan : « bilan: vingt-quatre morts et une quarantaine de blessés“!! Moi-même j’ai participé à La Marche de solidarité avec la population de Mariwan que nous avions organisé depuis Saghez et Boukan, tout comme les habitants de Baneh et de Sanandaj. Il s’agissait là d’une Marche de soutien PACIFIQUE sans que le moindre incident se produise car il n’y avait que des Kurdes sur les routes et tout c’est passée calmement. Comme preuve une chaîne de télévision française à filmé l’arrivé de gens de Saghez et de Baneh. Et moi, j’étais présent tout au long de cette Marche de Saghez à Mariwan et je garde toujours les photos de cette événement…
Toujours la page 164 : les revendications présentées au cours de l’entretien avec la délégation gouvernementale ne s’appelait pas “Six points de Mahabad », mais “La déclaration en huit points de Mahabad” et elle garde toujours ce nom. Pourquoi s’appelait-elle ainsi et pourquoi elle était si bien connue? Et bien tout simplement parce que c’était la première déclaration faite par la première délégation kurde présentée au cours de la première rencontre des Kurdes avec une délégation de la République Islamique. Elle était soutenu par des masses kurdes au cours des manifestations populaires dans toutes les villes du Kurdistan durant les semaines qui ont suivi cette rencontre. Des “doutes” provenaient d’une part du camps pro-soviétique et d’autre part des réactionnaires religieux pro-Khomeiny proches de “Ahmad Moftizadeh” de Sanandaj ; (contrairement au Cheikh Ezzedine, Moftizadeh ne défendait pas les droits nationaux du peuple kurde, pas plus que la démocratie, la liberté et la justice sociale pour ses concitoyens).
Les deux autres points « omis » de la déclaration de Mahabad sont: …7- Toute délégation kurde ayant pour but de négocier avec le gouvernement central doit être présidée par Cheikh Ezzedine Husseini. 8- Etant donné la coopération très étroite du chef de la “Direction Provisoire du KDP-Iraq” avec le régime du Chah, les représentants kurdes s’inquiétaient d’une éventuelle coopération entre eux et la Régime Islamique. Et ce n’est un secret pour personne de dire que la déclaration était approuvée et mise au net par Dr Ghassemlou.
Page 167 : à propos du voyage à Qom d’une délégation du PDKI : c’était le PDKI qui avait préparé le voyage et il n’était pas question de participation de “partis d’extrême gauche kurde ». Quant à Cheikh Ezzedine, il n’était pas au courant de la préparation de ce voyage et on ne lui a demandé d’y participer qu’au dernier moment; à ce moment là il a jugé qu’après les événements de Sanandaj, la situation n’était pas propice à un telle voyage.
Page 168 : le PDKI n’avait pas boycotté le référendum de 30 mars 1979. À l’inverse de tous les autres qui l’avaient boycotté, le PDKI dans un communiqué avait déclaré qu’il « ne participe pas au référendum et que chacun est libre d’y participer ou non.”
Les événements sanglants de Naghadé sont très controversés même à partir des mémoires écrits par les anciens responsable de PDKI. Les responsable locaux du Parti croient que les dirigeant du PDKI n’avaient pas tenu compte de leur appel en ce qui concerne l’organisation et le lieu du meeting, pas plus que de l’éventualité d’un complot de la part des Pasdaran et des Islamistes pro-gouvernementaux…
Page 182 : J’ai du mal à comprendre d’où vient la citation du ministre de l’Intérieur en ce qui concerne le cessez-le-feu. Je me souviens que nous avons parlé du cessez-le-feu lors des premières négociations (le 8 et 9 novembre 1979) à Bewran près de Sardacht. Dariush Forouhar (le ministre négotiateur) s’était fâché parce que nous ne voulions pas accepter ses conditions à ce propos. Nous (à savoir cheikh Ezzeddine, Salaheddine Mohtadi, les représentants du Komala et des Fedayin, moi et en autre membre du bureau** du cheikh Ezzedeine) avons dit que « le peuple kurde est attaqué chez lui et il n’a fait que se défendre en résistant à l’agression des forces gouvernementales; ce sont vos dirigeants qui ont donné l’ordre de la guerre sainte au Kurdistan en bombardant des villes, etc. C’est aux autorités de cesser toute activité militaire. » Au deuxième tour de négociation avec Forouhar et ses collègues, et à la suite de longues discussions, nous, les Kurdes, nous sommes mis d’accord sur la composition de “La Délégation Des Représentants Du Peuple Kurde”. Au contraire de ce qui est écrit dans la page 183, personne n’a parlé d’un “président muet” !! Il s’agissait tout simplement de respecter la volonté du peuple kurde à savoir la présidence de cheikh Ezzeddine à la tête de toute délégation kurde conformément à la Déclaration de huit points de Mahabad.
Toujours la page 182, troisième paragraphe; “… Komala refuse de négocier tant que l’Assemblée des experts qui vient d’être élue n’est pas dissoute et qu’un nouveau projet de Constitution n’est pas rédigé…”. Là aussi j’aimerais apporter mon témoignage : la veille de la rencontre avec la délégation du gouvernement près de Sardasht (novembre 1979), on s’était mis d’accord pour présenter les revendications du peuple kurde sous la forme d’un document écrit. Moi je étais absent. Quand on s’est rencontré le lendemain, cheikh Ezzeddine m’a demandé de lire le document et lui donner mon opinion. Concernant le premier, à savoir ” la dissolution de l’assemblé des experts”, je lui ai dit que nous ne pouvions pas poser de telle exigence si nous voulions faire la paix. Cheikh Ezzeddine a accepté mon argument et nous en avons discuté avec les autres participants à la négociation. Tous ont accepté l’alternative que j’avais proposée au premier point. Comme la rencontre avec M. Forouhar et ses collaborateurs était imminente, on m’a demandé de réécrire le document. J’ai accepté et je l’ai moi-même, tapé à la machine. Je me rappelle très bien que nous nous sommes mis d’accord sur le texte suivant : ” Etant donné que les représentants du peuple kurde ne participent pas à l’Assemblé des experts, nous ne sommes pas tenus de respecter les lois promulguées par cette institution et qui sont directement liées au destin du peuple kurde.” Ainsi, non seulement il ne s’agissait pas du tout de poser de conditions préalables à la négociation, mais aussi c’était un des points présentés au cours de négociation! D’autre part le point était très important si l’on considère la situation de l’époque; tous les jours on apprenait par la presse ou par la radio de la République Islamique que quelques lois réactionnaires avaient été ratifiées par l’assemblé des experts.
Encore la page 182 : “.. Ghassemlou qui a contribué à créer le personnage de cheikh Ezzeddine… sa créature”?! Cela, c’est vraiment injuste et même abaissement envers quelqu’un qui, au moins, était très connu par la population de ville de Mahabad depuis très longtemps et qui surtout était actif dans les événements de l’année 1978 au Kurdistan; bien avant l’arrivée de Dr Ghassemlou au Kurdistan…! Son passé de lutte contre les réactionnaires religieux et ceux qui opprimaient les paysans kurdes, lui avait coûté cher. Je me souviens de la première fois que j’ai parlé de lui avec un ami de Mahabad. C’était pendant l’été 1974. Mon ami, chargé de la radio et la TV de Mahabad, en qualifiant cheikh Ezzeddine d’une personnalité assez exceptionnelle, m’a dit être prêt à filmer des interviews avec lui et à préserver les films dans les archives… Il est difficile de comprendre le jugement négative sur cheikh Ezzeddine dans “Le Défi kurde”. Sa popularité ne faisait aucun doute lors de très grandes manifestations populaires partout au Kurdistan, surtout à deux reprises : quand il est rentré de Qom au printemps 1979 après avoir rencontré Khomeiny, et quand il a entamé une “tournée des villes de Kurdistan” en mars-avril 1980. Sa popularité dépassait, de très loin, celle de PDKI, du Dr Ghassemlou ou du Komala. Si on peut critiquer les prises de positions politiques du cheikh Ezzeddine à l’occasion de tel ou tel événement au Kurdistan ou en Iran, son rôle et sa position au sien du mouvement kurde ne relèvent pas de la fiction : films, photos, reportages et livres en témoignent.
Toujours la page 182, troisième paragraphe : concernant les manifestations à l’occasion de la fête musulmane. En tant qu’organisation marxiste, le Komala n’était pas à l’origine de l’événement. C’était nous, les membres du bureau de cheikh Ezzeddine (dont moi-même), qui étions à l’origine de cette initiative. Elle fut d’ailleurs très appréciée dans toutes les villes de Kurdistan et très spectaculaire à Sanandaj, Saghez, Mahabad, Boukan, Mariwan. . . Les nouvelles de ces manifestations furent diffusées, entre autres, par la BBC et la section arabe de la RMC. Cette dernière, très écoutée au Moyen-Orient, avait auparavant diffusée le message du cheikh Ezzeddine, dans lequel il invite le peuple kurde à se manifester pour apporter son soutien au mouvement de résistance et à ses justes revendications face à gouvernement central.
Quant aux négociations et tout ce qui concerne les relations avec les autorités centrales, je ne veux pas rentrer dans les détailles, mais à la page 188, j’ai un commentaire à faire sur “le projet gouvernemental d’autonomie du 15 décembre 1979”. Il ne s’agissait pas du projet gouvernemental, mais d’un projet de compromis fabriqué par le Parti Toudeh en collaboration avec leurs amis parmi les autorités centrales. C’était quelque chose entre rien et l’autonomie demandée par les kurdes. Le mot « autogestion » prouve bien que les auteurs du projet voulaient plutôt satisfaire les autorités centrales que le peuple kurde.
Page 191 dernière ligne : Kamiaran et non pas Kiamaran!
Page 237 : concernant le Dr Shvan et sa disparition il y a deux autres récits sur cette “épisode le plus sombre de l’histoire du mouvement kurde en Turquie” comme tu le dit très justement. Le premier est rapporté par l’un des deux compagnons du Dr Shvan, Najmedin Bujukaya. Venu en Europe en 1972, il raconte que ” … Said Elji est venu chez Shvan; on a discuté et la discussion s’est transformée en dispute. Ensuite il est parti en compagnie des peshmarga de Barzani… Plus tard, on a appris qu’il avait été tué”. Selon le second récit “… pour créer l’inimitié entre Said et Shvan, un ‘document’ circulait au sujet de la collaboration de Said Elji avec le MIT; quand on a montré cette ‘preuve’ à Dr Shvan, il a tué Said…(helas!)”
Du reste, je n’ai que de l’admiration pour l’analyse objective et la sympathie que tu montre dans ton livre envers le peuple kurde et son mouvement. Dans l’article en kurde (paru dans Gzing) je reviens surtout sur la conclusion du livre en citant de longues passages et en attirant l’attention des lecteurs sur les raisonnements et les arguments avancés pour l’avenir du mouvement national kurde et les alternatives probables.
Il aurait été beaucoup plus facile de parler du livre avec toi en ta présence, comme ce n’est pas facile pour moi d’écrire en français, langue que j’aime – après le kurde bien entendu – et que je n’ai pas souvent l’occasion d’écrire.
J’ai déjà conseillé à plusieurs personnes de lire ton livre, en précisant qu’il est en train d’être traduit en persan et en kurde.
Ahmad Eskandari
** Je dit bien « son bureau » et non « … son ‘bureau’ composé de membres de Komala » comme écrit dans le livre (page 183). Moi et d’autres membres de ce bureau n’avions aucun lien organisationnel avec le Komala. En ce qui me concerne, j’ai quitté « le bureau » et entré dans l’organisation de Komala en l’automne 1983, que je ai quitté en 1995. La plupart des membres du bureau étaient des religieux, des élèves du cheikh Ezzeddine. Ils étaient là depuis longtemps et avant même la naissance du Komala! En revanche, la plupart des membres du bureau était politiquement plutôt proche du Komala et non pas du PDKI; d’où l’origine de ce jugement. Un jugement que je connais très bien parce que j’en ai discuté avec plusieurs personnes du PDKI dont avec le Dr Ghassemlou! Leurs slogans étaient simples : ceux qui ne sont pas avec le PDKI sont contre nous; être contre nous c’est être avec le Komala..!! Ce sont des arguments que les membres de la section persane de la BBC avaient entendu dire par les dirigeant du PDKI.